Lors d’un trek en Thaïlande en décembre 2019, mes compagnons de voyage et moi avions dormi chez l’habitant dans un village karen où vit une communauté de paysans soucieux de la protection de l’environnement qui s’appelle « Ton Tale » signifiant la source de la mer. L’oncle Sommaï le patriarche de la communauté m’avait parlé d’un rite animiste annuel qui devait se tenir début mars selon le calendrier lunaire au temple du village siège d’un culte chamanique proche de la frontière birmane.
J’avais bien retenu la date et étais bien déterminé à y assister. J’y suis donc allé et ne le regrette pas. Dès mon arrivée dans le temple, je suis chaleureusement accueillis par un fidèle, puis je me dirige vers le temple en bois où vit le chaman âgé de plus de 90 ans. Je m’incline trois fois comme le veut la coutume devant lui avant de discuter avec des Karens venus de la région pour la célébration. Beaucoup d’entre eux logent et mangent sur place car ils viennent pour certains de loin. Je suis invité à partager leur repas composé de plantes sauvages, de porc et de riz. Dans ce village, on élève des poules, des canards, des porcs, on consomme des oeufs contrairement au village de Letongku où est également pratiqué un culte chamanique aux règles plus strictes.
Sur le terrain du temple ont été érigés des dizaines de longs mâts en bambous chargés de bannières, de guirlandes, de couronnes ornées de feuilles de ficus religiosa attribut du bouddhisme ainsi que des supports pour placer les bougies. De nombreux fruits (ananas, noix d’arec, mains de bananes) ont été placés sur des arbres et sur des dais en bambou auxquels sont accrochés des petits paniers finement tressés contenant du riz, une plante sacrée appelée sompoï (acacia concinna) aux vertus protectrices qui ressemble aux gousses de tamarin et du curcuma.
Grâce à une description détaillée inscrite sur une série de panneaux illustrés de photos placardés dans le temple, je vais comprendre la symbolique du rite appelé « mabuko » en langue karen ou « cérémonie de vénération des chédis ». En voici la traduction : Mabuko représente le Nouvel An karen. Le rite a lieu chaque année du huitième jour de la lune croissante à la pleine lune de mars. C’est l’occasion pour les fidèles de rendre hommage aux éléments de la nature : le ciel, la terre et l’air.
Les Karen de ce village définissent trois types de chédi : le chédi de terre, le chédi de sable et le chédi du riz. Ils restent en place devant le temple pendant trois ans. Le chédi de sable est construit quand il y a une épidémie, un meurtre ou quand quelqu’un a tué un animal protégé. Le chédi de terre symbolise les parents. Les fidèles en faisant des dévotions demandent leur protection.
Quant au chédi du riz qui ressemble à un totem, c’est le plus important des trois et visuellement le plus impressionnant. Il avait été érigé à l’origine à la suite de mauvaises récoltes dues à un déficit de pluie pendant la mousson. Les sacs de riz déposés sur un petit tumulus blanc représentent la base du chédi. On prie pour que la récolte soit abondante. Il existe trois manières de faire ses dévotions : rendre hommage en position accroupies les mains jointes, allumer des bougies (en cire d’abeille) et offrir du riz. Seuls les hommes puceaux et qui ont observés les préceptes pendant une semaine ont le droit d’offrir du riz aux points suivants.
Il y a en tout 12 points dédiés aux dévotions. Le chiffre 12 correspond au nombre de divinités qui protègent les 12 directions. Chaque point, représenté par des mâts en bambou et en bois porte un nom en langue karen.
- L’esprit appelé Tamujae pado qui veille sur le monde.
- Le génie du lieu qui protège les humains.
- Le point où on lave les péchés et qui procure des mérites.
- L’esprit protecteur de Tamujae pado.
- L’esprit Potaku qui veille sur le bien-être des gens et leur procure abondance.
- Le génie du lieu qui veille à ce que le monde entier ne manque pas de nourriture.
- L’esprit protecteur une sorte d’ange-gardien de Potaku qui protège les gens de toutes conditions sociales.
- L’esprit qui procure abondance de nourriture pour tous les habitants de la planète.
- L’esprit qui détermine la destinée des êtres humains quel que soit leur couleur de peau, leur aspect physique.
- L’esprit qui veille à l’égalité entre les riches et les pauvres.
- Le chédi principal consistant en un mât en bois peint en orange entouré de 4 mâts en bambou symbolisant l’esprit veillant sur les 4 points cardinaux A sa base un tumulus blanc pour y déposer les offrandes de riz.
- L’autel où les fidèles viennent rendre hommage au Pu Chaik.
Un point de dévotion qui ne figure pas dans cette liste est réservé aux veuves qui peuvent y offrir du riz et allumer des bougies.
Tout est symbole ainsi la forme du panier où ont été déposées les offrandes de fruits et de riz dédiées à l’esprit du ciel et à l’esprit de l’eau. Il représente un bateau qui va les acheminer à bon port.
Le dernier jour, plusieurs cérémonies propitiatoires ont lieu.
- Des fidèles confectionnent trois gros cierges en fondant la cire restante des bougies qui ont été allumées pendant toute la semaine. Le chiffre 3 correspond aux trois éléments terre, eau et air. Les cierges sont ensuite déposés au sommet d’une colline.
- Les fidèles se nouent des fils de coton au poignet afin de retenir l’âme vitale qui les protège.
- Une partie des offrandes de fruits et de riz qui ont été déposées dans le panier en forme de bateau sont placées sur un grand radeau en bambou. Il est transporté en procession jusqu’à la rivière et mis à l’eau. Les fidèles en profitent pour s’arroser copieusement afin de se purifier et de chasser le mauvais sort. Une autre partie est offerte au pied du chédi.
Il fait nuit. D’un seul coup, l’assemblée se lève, sort du temple chacun tient une bougie a la main. Je les suis. Il y a déjà beaucoup de monde à l’extérieur. Un groupe d’hommes, les purs, ceux qui sont puceaux et ont observés les préceptes pendant une semaine devance la foule. Ils s’accroupissent au pied de l’un des douze mâts et se mettent à prier les mains jointes. Ils déposent du riz et des bougies sur une tablette. L’un deux porte un long tambour qu’il frappe après chaque offrande comme pour signaler leur geste aux esprits. Les fidèles peuvent maintenant commencer leurs dévotions. Certains suspendent des petits paniers tressés aux baguettes. Une foule compacte entoure maintenant le chédi principal, se prosterne, prie, dépose des bougies sur des bambous posés à même le sol tout autour du tumulus. Une myriade de petites lumières embrase la nuit. Le spectacle est féerique.
Le soir dans le temple à tour de rôle, des groupes de fidèles, d’un côté les hommes vêtus de blanc symbole de pureté, et de l’autre les femmes portant la tenue traditionnelle entonnent des chants religieux en langue karen. Au milieu deux foyers où l’on fait griller des bananes qui sont offertes à tous.
Le dernier jour de cette fête, en présence de nombreuses personnes, un radeau en bambou chargé de fruits et d’un tronc de bananier est lâché dans la rivière toute proche en hommage à l’esprit de l’eau.
auteur de l’article: Daniel Gerbault mars 2020